Billets d’humeur

Une drogue douce

L’art n’a sans doute pas le pouvoir de changer le monde, mais il sculpte notre regard. Une œuvre infuse lentement et envahit insidieusement nos esprits. Nous vivons tous avec des images, musiques, personnages, styles, couleurs qui nous ont fait découvrir le monde et nous ont donné l’envie de l’embrasser. Pour le meilleur, l’art est une drogue douce euphorisante. On pense aux œuvres époustouflantes et émouvantes avec le sourire et les yeux qui s’écarquillent. Pour le pire, l’art est un bonbon acidulé qui pèse sur l’estomac. Florence Guernalec 25/06/2021

Conteurs d’histoires

La semaine dernière, j’étais au Festival des scénaristes de Valence pour écouter des auteurs parler de leur travail et des affres de leur métier. Depuis la Nouvelle vague, le metteur en scène est considéré comme le seul véritable auteur d’une fiction. Le rôle du scénariste reste pourtant crucial : un mauvais scénario n’a jamais produit un bon film ni une bonne série ! Ce métier demeure néanmoins peu valorisé – artistiquement et financièrement. Malgré ce constat partagé, la profession ne semble pas manquer de candidats si j’en juge par le nombre de scénarios reçus par les sociétés de production… Les scénaristes sont prêts à passer des années à travailler sur un script sans savoir s’il sera acheté par un producteur ou financé. Il faut croire que raconter des histoires fait partie des besoins qui n’ont pas de prix. Florence Guernalec 18/06/2021

L’art de l’insignifiance

L’insignifiance de certaines “œuvres” de la collection Pinault contraste avec la majesté des lieux. Mention spéciale pour le cylindre en béton imaginé par l’architecte Tadao Ando “éclairé” par la coupole en verre. Bertrand Lavier remporte haut la main le premier prix du WTF (What the Fuck) avec sa mobylette accidentée et autres plaisanteries. Ses ready-made côtoient l’éphémère assumé d’Urs Fischer qui crée des sculptures en cire vouées à se consumer une fois allumées. A la fin de ce tour de manège, on ne peut s’empêcher de penser que si l’Homme venait à disparaître demain de la surface de la terre, ce ne serait pas une grande perte et que nous serions même avisés de précipiter notre extinction plutôt que vouloir à tout prix prolonger le ridicule…  Florence Guernalec 11/06/2021

Faire le tour du propriétaire

“Il y a bien plus d’art, au sens d’un effort pour représenter le monde, dans la moindre série télévisée HBO que dans toute foire d’art contemporain, et personne ne s’y trompe”, écrit Benjamin Olivennes dans son essai “L’autre art contemporain”. L’auteur considère à juste titre que “l’œuvre n’est pas à elle-même sa propre fin”. Il s’en prend à ceux qui n’ont rien à dire sur nous, rien à montrer. Rien à nous révéler. Je pense qu’il n’existe pas de plus grande joie artistique que de découvrir l’œuvre d’un artiste qui a saisi la condition humaine et qui sait l’exprimer avec fulgurance et avec grâce. Florence Guernalec 04/06/2021

“… l’œuvre n’est pas le monde, mais elle le représente (en le stylisant) ; et par l’œuvre j’apprends à retrouver le monde. L’œuvre nous apprend à voir, et à aimer, ce qu’elle représente et que nous n’aurions peut-être pas vu sans elle : un paysage, un visage, un moment. Même quand elle dit la souffrance – de Sophocle à Houellebecq – l’œuvre d’art a pour étrange effet de nous rendre la vie sur terre un peu plus supportable, et presque aimable. Recréation du monde, elle nous permet de revenir vers lui.” Benjamin Olivennes in “L’autre art contemporain”, Editions Grasset, 2021

De la virtuosité sans âme

Le jugement est sans appel. Un professeur de piano refuse de travailler avec une jeune fille à l’issue de son audition : celle-ci a bien joué toutes les notes de la partition, mais son interprétation n’a aucune âme… Cette séquence issue du film de “The Barber” des frères Coen nous rappelle que la virtuosité est vaine si elle n’est pas surpassée par la sensibilité. Tout art qui n’est pas imprégné des émotions de l’artiste s’apparente à un plat dépourvu d’assaisonnement. L’œuvre contient les ingrédients de base comme la technique et le savoir-faire, mais il y manque l’essentiel : ce qui donne du goût, réveille les papilles et déclenche des sensations chez le spectateur. Florence Guernalec 28/05/2021

Un design de boîte à chaussures

J’ai la naïveté de penser que l’attrait d’une nation ne se mesure pas à son glorieux passé, mais tient au soin et au raffinement portés à notre cadre de vie. D’autres, avant moi, ont rêvé d’un art à la fois design, fonctionnel et “accessible à tous” comme le proclamait le manifeste de l’Union des artistes modernes (UAM) en 1929. Malheureusement, ses illustres signataires – parmi eux, les architectes Le Corbusier et Robert Mallet-Stevens, les designers Charlotte Perriand et Pierre Jeanneret – n’ont pas réussi à diffuser cette utopie. Ils ont été “muséifiés”, alors que leur art et celui de leurs successeurs auraient dû inonder nos villes et nos intérieurs. Au lieu de ça, nous vivons au milieu d’une juxtaposition et d’une accumulation de boîtes à chaussures qui ne procurent ni joie ni élan. Florence Guernalec 21/05/2021

Je n’irai plus au Louvre

On se souvient tous de moments pénibles dont on se serait bien passé. Pour moi, ce fut une visite au Louvre à l’âge où l’on préfère sauter à la corde et jouer à la marelle. L’expérience fut aussi traumatisante que le jour où – à peu près au même âge – j’ai coincé mon pouce dans une porte. Cela fait horriblement mal et on jure de ne plus jamais se faire prendre. Entre les vierges et l’enfant, les paysages champêtres et les scènes à la gloire des dieux avec angelots potelés et demoiselles en extase, chaque tableau pique les yeux. Chaque salle est un calvaire. L’entrée du Louvre devrait être interdite aux moins de 10 ans. Au-delà la visite devrait se faire en trottinette avec du heavy métal dans les oreilles ! Florence Guernalec 14/05/2021

« Monsieur Cramoisi »

Récemment, je me suis replongée dans “Le Petit prince”. La première fois, j’étais trop jeune pour en saisir la portée poétique et philosophique. Le texte de Saint-Exupéry n’est d’ailleurs pas destiné aux enfants, mais aux grands enfants. Ils sont, à mon avis, les seuls à savourer le dessin du serpent boa qui digère un éléphant, dessin que tous les adultes prennent pour un banal chapeau ! Et ils sont sans doute les seuls à espérer ne pas être devenus des “Monsieur cramoisi” comme les appelle le petit prince. Des individus sans imagination et incapables de s’émerveiller ; de “grandes personnes” raisonnables qui ne parlent que “de bridge, de golf, de politique et de cravates”. Florence Guernalec 07/05/2021

Subversif de naissance

Incroyable mais vrai. Les émotions n’ont pas de couleur de peau, de genre, de classe sociale, d’opinions ni de religion. Nous pouvons être émus par des productions ou des personnages qui ne nous ressemblent en rien… et qui n’existent même pas ! Des individus, n’ayant rien en commun, peuvent ainsi apprécier la même œuvre ! L’art rassemble les peuples plus qu’il ne les sépare. Quel “pied de nez” adressé à ceux qui aiment “couper les cheveux en quatre” et diviser le genre humain en petites chapelles au nom de différences irréconciliables… Une œuvre sera toujours plus subversive que les discours de nos révolutionnaires de salon.  Florence Guernalec 30/04/2021

Se foute carrément de tout

“Je suis d’avis que le caractère de la force est de se foutre de tout et d’aller de l’avant”, écrit Stendhal à un moment où il est affligé par l’ennui et la bêtise de la vie sociale de son époque. L’écrivain en fera d’ailleurs une maxime : SFCDT ! (Se foutre carrément de tout). Deux siècles plus tard, l’artiste comme l’honnête homme ne peuvent que constater avec effroi que l’air ambiant est devenu irrespirable. Plus le niveau d’études augmente, plus le crétinisme progresse et plus le débat et l’esprit critique reculent. Résultat, une prolifération d’“idiots utiles”. Pour y échapper, une seule solution : créer. Un seul mot d’ordre : SFCDT ! Florence Guernalec 23/04/2021

L’art gloubi-boulga

On ne pourrait plus faire du mauvais esprit aujourd’hui. Fini la liberté de ton qui était bien vue voici quelques décennies. Les Français se sont beaucoup moqué du politiquement correct américain pour mieux y succomber quelques années plus tard. Au rythme où l’eau tiède se répand, je crains que l’art populaire ne finisse par être aussi subversif que le programme jeunesse de mon enfance “L’île aux enfants”, que les artistes deviennent des “monstres gentils” à la Casimir ; leurs œuvres, un gloubi-boulga infâme, mélange d’autocensure, de bien-pensance et de novlangue… en attendant des quotas à l’américaine et des codes de bonne conduite ? Florence Guernalec 16/04/2021

Être ou ne pas être… snob

J’aurais voulu être snob, mais j’ai très vite renoncé. Je n’avais pas le niveau. Je ne possédais ni l’aplomb ni la mauvaise foi indispensables à l’exercice. Je n’aurais pas pu porter au pinacle les œuvres ratées des grands artistes tout en ignorant leurs chefs d’œuvre, et défendre bec et ongles des œuvres mal fichues, prétentieuses, ennuyeuses, souvent oubliées car très oubliables. Etre snob exige d’être capable de professer l’inverse de ce que l’on pense, et de ne pas avoir peur de se contredire. La posture aurait exigé trop d’efforts. Du coup, j’ai opté pour la facilité. L’accessible. L’immédiateté. Les émotions à la première lecture. Florence Guernalec 09/04/2021

Même pas mal ?

Jeune, naïve et inconsciente, j’ai eu un jour l’idée extravagante d’entraîner une amie à un concert de musique contemporaine à Radio France. Que l’entrée soit gratuite ne m’avait pas “mis la puce à l’oreille”… Ce fut un véritable attentat à nos valeurs humanistes et progressistes. Des compositeurs s’étaient apparemment donné beaucoup de mal pour transformer des instruments de musique en instruments de torture. Alors que les spectateurs quittaient la salle par grappes, nous étions tétanisées sur notre fauteuil et tentions de garder une contenance, convaincues que tôt ou tard la musique triompherait ou au moins que les organisateurs nous présenteraient leurs excuses à la fin… Désormais, lorsqu’on me parle de musique contemporaine, je change de trottoir. Florence Guernalec 02/04/2021

Le goût des « after »

Quoi qu’on en dise, nous n’avons pas tout perdu avec la fermeture des lieux culturels. Honnêtement, qui regrette les interminables queues devant les musées et les visites dans les salles en mode auto-tamponneuse avec les visiteurs ? Les théâtres où l’on se tortille sur son siège en espérant gagner deux centimètres ? Les cinémas où les spectateurs se croient dans leur salon ? Les salles de concert où l’on prie tous les saints du calendrier pour ne pas devenir sourd ? Je comprends en revanche qu’on regrette les ”after”, le petit restau ou bistrot où l’on se remet de ses émotions. Personne n’a vu et retenu la même chose. Il y a ceux qui ont “Adooooooré”, ceux qui ont carrément détesté, ceux qui n’ont retenu qu’un détail. Et on finit par en rire ou se fâcher… Florence Guernalec 26/03/2021

Jalouse

Je dois avouer que je suis jalouse des artistes, car j’ai toujours pensé que créer une œuvre permettait d’atteindre une forme d’immortalité. Pour les autres, c’est faire des enfants. Mais impossible alors de multiplier les esquisses jusqu’à un P.A.D – “prêt à diffuser” – dûment signé par ses soins. Et les créatures échappent tôt ou tard à leurs créateurs… Ainsi, il arrive toujours un moment où nous doutons sincèrement que le petit monstre qui nous vomit ostensiblement, partage notre ADN. Nous nous retrouvons face à une création hors de tout contrôle qui va jalonner notre existence d’une suite ininterrompue de déceptions, alors qu’une œuvre nous ressemblera toujours, ne nous trahira jamais, même si elle vieillira peut-être aussi mal ! Florence Guernalec 19/03/2021

Un amas de goudron dans un musée

Dans ma vie, il y eut un avant, et un après l’amas de goudron. Exposé dans un grand musée parisien au début des années 90, je me souviens que ledit amas avait engendré des discussions animées dans ma famille. Grotesque ou génial ? Grand n’importe quoi ou œuvre conceptuelle “boulversifiante” ? Nouvelle forme de ready-made ? En tout cas, ces monceaux de goudron déposés par terre dans un coin d’une salle m’avaient donné envie de donner un coup de pied dedans ! Je me voyais créer une sorte de happening où chaque visiteur aurait façonné l’amas de goudron à sa guise. Avec ses pieds, ses mains, son corps… Mais craignant que le musée n’ait pas le même humour potache que moi, je n’ai pas osé. Florence Guernalec 12/03/2021

Le cinéma, les Maos et moi

Mes parents pensaient que si les sujets du bac avaient porté sur la musique de sauvage et le cinéma d’art et d’essai, j’aurais eu une mention très bien sans réviser. Ils ignoraient alors que je dépensais mon argent de poche dans des revues de cinéma écrites “en chinois” par d’anciens Maos dont la lecture exigeait un effort autrement plus soutenu que mes cours de maths et de philo réunis ! Mes parents ignoraient aussi que j’étais tombée dans la secte de “la politique des auteurs” avec le zèle et l’intransigeance des nouveaux convertis. Ainsi, ils ne pouvaient s’imaginer qu’un cours d’Allemand restait plus amusant et plus léger qu’un film de fin d’étude d’un étudiant de la Femis*. Florence Guernalec 05/03/2021

Les artistes ne sont pas des gens fréquentables

Je suis d’avis de séparer l’Homme de l’artiste. Parce que si nous décidions de bannir de l’espace public tous ceux qui “sortent des clous”, alors nous pourrions définitivement fermer tous les lieux culturels, supprimer les festivals et éteindre nos écrans, faute d’œuvres qui nous offrent une représentation du monde qui nous éblouit. En vérité, les grands artistes sont au mieux des pervers narcissiques, snobs et neurasthéniques ; au pire de dangereux psychopathes, imbus d’eux-mêmes et mal embouchés ! Laissons donc la Justice juger les Hommes, laissez-nous juger les artistes. Florence Guernalec 26/02/2021

Parlez de ce que vous aimez

Mon professeur de français de seconde n’aimait pas Guy des Cars et Michel Drucker. Régulièrement, il se lançait dans une diatribe échevelée contre le « roman de gare » et la variété comme si un adolescent travaillé par ses hormones et son acné aurait eu une inclination naturelle à regarder l’émission « Champs-Elysées » le samedi soir ou à lire un écrivain qui avait l’âge de ses grands-parents ! J’estimais surtout qu’il n’était pas de son devoir de m’imposer son avis, et je ne comprenais pas pourquoi ce professeur, qui s’était décerné les palmes académiques du bon goût, perdait autant de temps à nous parler de ce qu’il exécrait au lieu de nous entretenir de ce qu’il aimait. Florence Guernalec 19/02/2021

Quand l’art nous embarrasse

Chacun se défend comme il peut face à une œuvre qui lui résiste : une perplexité indicible ; un ricanement facile ; un dédain ostentatoire à l’égard de celui qui a osé ; une colère sèche (?µ$#?@+§!!) voire une accumulation de tous ces états ! Face à notre embarras, des musées ont eu l’idée saugrenue de faire appel à des médiateurs culturels… Alors que nous avions déjà l’impression pénible de nous être acculés tout seul au bord du précipice, leurs explications verbeuses nous jettent dans le vide la tête la première. Nous ressortons alors du musée avec le sentiment d’avoir été “outragés, brisés, martyrisés”, là où nous attendions d’être émerveillés, surpris, émus. Florence Guernalec 12/02/2021

Faire de sa vie une œuvre d’art

Mon grand-père paternel avait l’habitude de dire “c’est épatant !” lorsqu’on lui faisait découvrir un nouveau gadget. Et moi, pas plus haute que trois pommes, j’avais pris l’habitude de juger cet enthousiasme démesuré. Ainsi, mon grand-père, qui avait 60 ans de plus que moi, avait conservé une capacité à s’émerveiller avec trois fois rien, alors que moi, pour écarquiller les yeux, il fallait que je tombe amoureuse des personnages d’un film, que je sois chavirée par les couleurs d’un tableau, galvanisée par le tempo d’une musique ou encore emportée par une histoire. Déjà blasée de la vie, mais pas de la création artistique, de sorte que très jeune, je voulus faire de ma vie une œuvre d’art… Florence Guernalec 05/02/2021

“Lorsque nous entrons en empathie esthétique avec une œuvre, nous sécrétons instantanément un déluge d’hormones. La dopamine impliquée dans l’élan vital...” Pierre Lemarquis, neurologue, auteur avec Boris Cyrulnik de « L’Art qui guérit ».

Source : Télérama n°3703, 23 décembre 2020

Partager le post